Conflits en Europe de l'Est: "La Russie a déjà perdu la guerre de l’image, et c’est une très mauvaise nouvelle"


La guerre en Ukraine n’est pas seulement un conflit armé. Les deux camps se battent pour gagner la bataille de l’opinion. Peut-on parler de guerre de communication ? Entretien avec Arnaud Mercier, professeur en communication.





La guerre des images permet de mobiliser l’opinion publique dans son pays et à l’étranger. Ici, une manifestation d’opposants à la guerre en Ukraine réunie à Tel-Aviv en Israël. | REUTERS/AMMAR AWAD


Propagande sur les chaînes d’État russes, usage des réseaux sociaux par le président ukrainien Volodymyr Zelensky… La guerre en Ukraine n’est pas seulement un conflit armé, c’est une véritable guerre de la communication. Le but ? Gagner la bataille de l’opinion publique. Quel camp l’a gagnée pour l’instant ? Quelles sont les stratégies respectives ? Éléments de réponse avec Arnaud Mercier, professeur en communication à Paris-Panthéon-Assas, et auteur d’Armes de communication massive (éditions CNRS)


Dans quelle mesure assiste-t-on à une guerre de communication ?


Comme lors de toutes les guerres, l’enjeu de l’image est très important. Chaque belligérant essaye de maîtriser ce qui se diffuse de façon à préserver ses intérêts tactiques sur le terrain et à mobiliser l’opinion publique. Cela permet d’entretenir l’esprit de défense, c’est-à-dire le soutien de l’effort de guerre au sein de la population. Mais bien sûr, les enjeux de cette communication changent si on est l’agresseur ou l’agressé.


Justement, dans ses prises de parole, Vladimir Poutine a adopté une position de chef de guerre froid et distant, au contraire de Volodymyr Zelensky qui se montre sur le terrain, près de la population et des soldats, qui refuse de se faire exfiltrer par les Occidentaux. Qu’est-ce que cela dit de leur communication respective ?


Poutine est entravé dans sa communication. Pour des raisons tactiques, il a caché à l’opinion publique nationale et internationale ses réels objectifs. Il a laissé entendre qu’il allait intervenir dans le Donbass, or il a attaqué au sud, par la Crimée, et au nord par le Belarus dans le but de prendre Kiev le plus vite possible et décapiter le pouvoir. De plus, il a euphémisé cette intervention en parlant « d’opération spéciale » avec des frappes sur des sites militaires ukrainiens ciblés. Il n’y a donc pas de raison de faire une communication de guerre puisque ce n’est pas officiellement la guerre. En réalité, la propagande russe s’orchestre depuis des années, depuis le soulèvement fomenté chez les Ukrainiens russophones du Donbass. Elle explique aux Russes qu’il faudra bien intervenir un jour en Ukraine pour arrêter un « génocide » là-bas. C’est une propagande de justification.


Et pour le président ukrainien Zelensky ?


La position de Zelensky est plus « facile » que celle de Poutine car le pays est la victime. L’Ukraine a une légitimité à défendre son territoire car c’est un État souverain, protégé par le droit international. Le président Zelensky a été élu en 2019 avec 72 % des voix au second tour, son parti a la majorité au Parlement ukrainien. La propagande ukrainienne peut se construire sur la figure du pays agressé et servir à entretenir l’esprit de résistance. Dans ce contexte, il est facile d’héroïser le président lui-même : il fait donc savoir qu’il a refusé de se faire exfiltrer par les armées françaises ou américaines, il reste sur le terrain au milieu de ses soldats et de la population, il interpelle les chefs d’État du monde entier pour obtenir un soutien.


Comment le passé de comédien du président Volodymyr Zelensky l’aide dans sa communication avec le peuple ukrainien ?


Il a un art certain de la mise en scène et de la captation de l’attention. Il a d’ailleurs fait campagne avec une équipe qui l’avait accompagné dans son passé d’acteur, et le nom de son parti créé ex nihilo était celui de la série dans laquelle il incarnait le président de l’Ukraine : Serviteur du peuple. En même temps, à l’instar de ses compatriotes, il est habité par un véritable réflexe patriotique. Le peuple ukrainien n’a pas envie de revivre sous la botte des Russes, donc ils sont réceptifs au discours de celui qui leur promet d’être le héros de la résistance.





Sur cette capture d'écran d'une vidéo, on voit le président ukrainien Zelensky le poing levé en signe de résistance. | AFP


Est-ce que Poutine arriverait à mobiliser l’opinion publique comme le fait Zelensky ?


Poutine n’arriverait pas à mobiliser le peuple russe autour de la guerre en Ukraine de la même manière car il est en contradiction : la justification de l’intervention militaire en Ukraine est de réunir deux peuples frères en chassant du pouvoir des soi-disant néonazis. Donc faire la guerre en bombardant les civils d’un peuple frère est très difficile à défendre. Il est obligé de cacher la guerre, les morts civils que les bombardements génèrent. D’où la censure importante sur cette guerre dans les médias russes, tous sous contrôle strict du pouvoir.


Parmi les nombreuses sanctions européennes, il y a l’interdiction de diffuser des médias contrôlés par la Russie, notamment RT France et Sputnik. Cela est-il réellement important ?


Je ne pense pas que cela ait beaucoup d’influence sur nos représentations de la guerre. Une écrasante majorité des Européens s’identifient aux Ukrainiens comme le peuple attaqué, et comprennent bien que la Russie viole la souveraineté de l’Ukraine et le droit international. On considère cette guerre comme injustifiée et on ne chercherait pas de l’information de guerre sur RT.


En revanche, on sait depuis des années que ces deux médias servent à fracturer nos sociétés en jetant de l’huile sur le feu : ils sont par exemple un relais pour les fake news sur la vaccination et le Covid, ils ont surmédiatisé le mouvement des Gilets jaunes en faisant très peu de contradictoire, ils jetaient le discrédit constamment sur les paroles officielles. Avec cette guerre, l’Union européenne a trouvé une « bonne raison » pour se débarrasser définitivement de ces deux médias d’influence russe, en ne rognant pas trop sur nos valeurs de liberté de la presse.





La diffusion de RT France et Sputnik, deux médias d'influence russes, a été bloquée dans l'Hexagone suite au conflit en Ukraine. | AFP


Quels rôles jouent Twitter, Instagram ou encore TikTok dans cette guerre ?


Les réseaux sociaux permettent d’abord à des citoyens ordinaires de documenter la guerre en train de se faire, dans des proportions inédites, car nous sommes dans un pays européen qui a une bonne couverture internet et où tout le monde a un smartphone et souhaite s’en servir pour apporter son témoignage. Ces réseaux sont aussi utilisés pour faire de la propagande. On y trouve par exemple des cours accélérés de guérilla urbaine (le ministère de la Défense ukrainien publie une photo des points d’impact de cocktail Molotov en fonction des véhicules russes visés), ou des images qui visent à démoraliser le camp adverse. On fait ainsi parler face caméra des prisonniers russes (et maintenant aussi des prisonniers ukrainiens) alors que c’est contraire à la convention de Genève. On y trouve aussi une propagande qui repose sur des fake news, comme l’usage d’images extraites de jeux vidéo présentées comme illustrant la vraie guerre, ou l’infox russe selon laquelle les Ukrainiens empêcheraient des étudiants indiens de partir pour s’en servir comme bouclier humain.


La désinformation est-elle utilisée d’un côté comme de l’autre ?


Oui ! Il n’y a pas de raison d’imaginer que les Ukrainiens ne commettent pas des manipulations de l’information pour servir leur cause. Chacun entretient l’esprit de défense ainsi. Prenez l’exemple de l’île aux Serpents : des soldats ukrainiens sont menacés par la marine russe qui exige leur reddition. Après une tonitruante réponse « Fuck », elle les bombarde. Les croyant morts, le pouvoir ukrainien s’est précipité pour en faire des martyrs, promettant un hommage national. En fait, ils sont en vie. La marine russe les a exhibés une fois arrêtés.


On assiste à la guerre en direct à la télé et sur les réseaux sociaux, est-ce que ça change quelque chose ?


Bien sûr parce que ces images changent la donne, par leur impact psychologique potentiel. Elles peuvent soit entretenir l’esprit de résistance et de défense (certains, galvanisés, voudront à leur tour s’engager dans la défense civile), quand d’autres seront sidérés, démoralisés, face à la violence des images et donc tétanisés.


À qui s’adresse la communication de Poutine et Zelensky ?


Une des impasses de la communication de Poutine est qu’il ne s’adresse qu’au peuple russe, et sans tout lui dire en plus. Côté ukrainien, Zelensky suit une stratégie plus large et plus élaborée, identifiant trois cibles : d’abord les Ukrainiens ; les peuples russe et bélarusse à qui il prône, en langue russe, la fraternité des peuples, espérant qu’ils fassent pression sur leurs dirigeants pour stopper la guerre ; et enfin la communauté internationale pour obtenir un vaste soutien.


La communication peut-elle faire gagner une guerre ?


Il est évident que la communication a une place dans toute guerre parce qu’il faut aussi conquérir l’opinion publique. Une mauvaise communication peut surtout participer à faire perdre des guerres. Or du point de vue de l’image, la Russie a globalement perdu. Malheureusement, c’est une très mauvaise nouvelle pour les Ukrainiens. Car les ratés du premier plan d’attaque éclair et cette défaite symbolique dans la bataille des images ont convaincu Poutine de passer à des attaques militaires plus impitoyables et destructrices pour les civils. Mais si la victoire russe semble désormais inéluctable, les Russes vont le payer au prix fort. L’État russe est devenu en une semaine un paria. Les conséquences économiques vont être désastreuses. Contrôler un pays de 40 millions d’habitants habité par l’esprit de résistance sera fatalement un bourbier. Je suis convaincu que Poutine sera empêtré dans sa victoire et incapable de bâtir un narratif crédible de cette guerre.